[2] Le punctum est un concept proposé par Roland Barthes pour désigner un effet de saisie attentionnelle propre à l'image, en particulier photographique. Opposé au studium qui est le plan de consistance informative de l'image photographique, le punctum en est le point d'attraction, le détail qui pique l'oeil. Roland Barthes, La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris : Seuil, 1980
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De quoi cette entrée fracassante est-elle le signe ? Porte-t-elle un stigmate ? Questions posées à l'enfance.
Enfant, dans les années 1970, Lionel est un petit rat de l'Opéra de Paris. Des années de discipline à " la recherche de l'excellence dans la terreur ", dit-il. Le petit garçon est éduqué, voire " dressé ", pour produire un corps triomphant, glorieux, un corps sublime (au sens inavoué de la sublimation de la souffrance ?), voire un corps subtil (au sens inavouable de la subtilisation de l'enfance ?).
Est-ce que la façon dont le danseur adulte explose ses arabesques, les fait partir en vrille, pourrait constituer, aujourd'hui encore, une réponse des nerfs aux affects qui y ont été imprimés, durant toutes ces années ?
(Il faut modérer la question en précisant que Lionel n'a pas été un refuznik. Malgré les souffrances endurées à l'école de l'Opéra de Paris, il n'a pas conçu un rapport névrotique avec ses années de formation, et n'entretient pas un sentiment de rejet pour la culture classique. Sa chance, dit-il, fut de ne pas intégrer le ballet. La rencontre avec Jiri Kylian en 1983, pour qui il a dansé, et qui lui a offert assez vite de chorégraphier ses premières pièces, lui a permis de trouver sa voie par transitions progressives, sans avoir à passer par la " crise " du rejet. C'est pourquoi, dit-il, n'ayant pas eu besoin de dire " non ", il n'a pas ressenti la nécessité de faire les gestes de radicalité critique que d'autres artistes de sa génération, divorçant l'académie, ont pu faire. Il n'a donc pas identifié son geste chorégraphique à une rupture ; il ne désavoue pas son héritage, mais le transforme. Et si celui-ci remonte à la surface, comme le font parfois les choses refoulées, c'est sous des formes que Lionel se plait à gauchir, à mêler à d'autres réjections, comme dans les pelotes du même nom. Il ne cherche donc pas à salir sa compétence, ni à dégrader un savoir-faire aussi patiemment et couteusement construit, il veut simplement prendre de vitesse son geste éduqué, " contredire ses affirmations, contrarier son assurance ".)
Si le pré-geste de Lionel est à ce point rué, c'est peut-être parce qu'il veut l'élan sans l'envol, un geste qui ne serait plus enlevé au corps pour s'élever dans les airs, mais un geste projeté, qui va ensuite trépidant, par un monde accidenté : " j'aime beaucoup me casser la gueule ", dit-il, une épreuve ludique que le danseur aura dû reconquérir sur l'interdit, la sanction, la honte.
La danse de Lionel est trépidante. Je veux parler de la danse qui hante son corps, et pas forcément de celle qu'il chorégraphie pour d'autres. Dans son corps à lui, ça trépide. Trépider, c'est lancer trois pas en avant pour reprendre pied. C'est le rythme d'un corps jeté au monde, catastrophé comme le sont les corps burlesques, dont Lionel est un petit frère. Du grand art burlesque, il apprend les arts de l'esquive involontaire, du rendez-vous avec l'embûche, et le renversement de la maladresse en compétence.
Burlesque, drôlerie, autres rejets de l'enfance : il y a toujours un gag en embuscade dans les pièces de Lionel. Tantôt un gag véritable, au sens d'une péripétie soudaine dans la logique. Mais il y a aussi, et plus discrètement, du gag, au sens plus théorique de l'affolement des conséquences, un humour causal que l'on peut débusquer jusque dans son écriture chorégraphique : aucun geste isolé, aucune forme célibataire, tous les mouvements sont embrayés, consécutifs, emportés. Tout est bousculade dans cette danse ; même ralentie, même souveraine, même en douceur, les gestes y vont en cascades.
C'est peut-être tout cela que Lionel appelle affolement, un mot qu'il emploie souvent, dont il aime à faire sonner le son, et varier le sens, entre " puissance et déglingue ", " erreur et évanouissement ", « "antise et influences ", " force atavique de la vie " quand elle sort de ses gonds - quand elle libère l'inextinguible énergie de l'enfance ?
Le cube (archi-objet)
L'enfance, c'est aussi une façon d'être au monde en fabriquant sans cesse. Enfant, Lionel dessine, bricole des objets, coud des vêtements, fait des photos, écrit des poèmes, invente des mondes plausibles, supportables, en conjurant la solitude grâce à cet " artisanat de l'évasion ". Vers l'âge de 25 ans, les fabriques du geste et de l'objet s'épousent. Le chorégraphe signe ses premiers objets scénographiques.
Ce sont d'abord des formes résonantes pour la danse. Dans Volubilis (1997) [1], par exemple, le grand mobile abstrait qu'il suspend au-dessus du plateau évoque une tige végétale, ou une portée musicale. Avec sa ligne flexueuse et ses points accentués, l'objet est comme une synthèse figurale de toutes les mélodies qui vont sous lui.
Puis, de pièces en pièces, les objets entrent en interaction directe avec le geste chorégraphique. Les formes plastiques deviennent partenaires du mouvement, servent aux danseurs " de contrepoints ou d'accompagnateurs abstraits " du geste, dans un dialogue tonique avec les corps. Les danseurs manipulent les objets, mais aussi bien l'inverse. Ils échangent des comportements, des rapports mutuels de motifs, de mobiles et de moteurs. Ces objets, ce sont des trouvailles de brocante et d'ingéniosité : des objets détournés, bricolés, des meubles désoeuvrés, des petits machins aux fonctions oubliées, qui entrent avec la danse dans des rapports marionnettiques, de remue-ménage ou de ballet mécanique.
Ce gout pour le bric-à-brac exulte dans PAN! (2008)[2], où une théorie d'objets est litt'ralement envoy'e en l'air, vers les cintres, dans une explosante-fixe[3] qui vengerait le monde de l'accumulation primitive. Sous ce big-bang final de la société de consommation, Lionel imagine les rites d'une culture humaine résiliente, qui conjurerait l'ancienne débauche capitaliste en se coiffant de ses totems : emballages, cartons et bidons.
[1] Volubilis, création 1997, pour le Nederlands Dans Theater dir. Jiri Kylian et pour la compagnie MéMé BaNjO - entrée au répertoire du Ballet National de Nancy en novembre 2000
[2] PAN!, création 2008, pour la compagnie MéMé BaNjO
[3] " " La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle, ou ne sera pas. » André Breton, " L'Amour fou ", Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1992, 2: 687.
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Et puis, au coeur de cette extase matérielle, il y a un objet très simple, matriciel, qui a valeur de diagramme pour tout geste créateur de formes, de mouvements, d'espaces : c'est le cube.
Ce cube, il est fait de simples arêtes métalliques blanches et de tout le vide qu'elles encadrent, sans le contenir. Sans parois, ce cube est en effet une simple volumétrie, un espace potentiel. De pièces en pièces, Lionel le décline à toutes les échelles, du cube maniable de quelques centimètres cubes au cube habitable de plusieurs mètres cubes. Développés en gigognes, ces cubes deviennent schémas de mondes emboités, maison, abri, cage, boite à secret, cercueil... Maquette fractale du micro au macro, mise en abime du contenant et du contenu. Avec leurs géométries bougées, ils proposent aux corps dansants des figures abstraites de relation : entrer, sortir, traverser, contenir, séparer, unir, habiter, quitter, mourir... En fin de compte, le cube est une idée simple mais motivante, une idée mathématique à laquelle l'enfant puise des virtualités : puissances d'agir et d'imaginer, puissance de faire monde.
L'enfance, en effet, c'est le goût insatiable du " machin magique ", comme le dit Lionel : " trois bouts de plastique, un mouvement qui leur donne vie ", et voilà un être, un comportement, l'expression de l'esprit dans la matière, l'extase animique de la chose, un monde plausible.
Le masque (le vêtement métamorphique)
La mère de Lionel est couturière, et l'enfant apprend vite à fabriquer des déguisements. Avec le costume, il découvre un autre machin magique pour créer des chimères. Il va sans dire que le costume est, comme la danse, un moyen pour la métamorphose. La danse et le costume sont deux façons coutumières d'imiter la vie, d'échanger avec elle les variétés de ses formes, quéelles soient animales, végétales, atmosphériques, spirituelles.
Adulte, Lionel constate la pauvreté des rituels dans la culture occidentale moderne, et ressent comme un manque le peu de travestissement qui y est autorisé. Partout ailleurs, les costumes rituels font comparaitre sur la scène sociale les esprits, les animaux, les ancêtres. Pourquoi si peu de métamorphoses dans les rituels occidentaux ? Pourquoi si peu d'échanges avec les autres présences de la nature, et les autres natures de la présence ?
Dans Vortex (2006) [1], le vêtement est l'image même du lien social. Un lien social perdu, sous la forme allégorique de la dépouille : la scène est saturée de vêtements collectés dans les stocks des compagnons d'Emmaüs ; au mur du fond, s'élève une immense fresque de vêtements cousus les uns aux autres, comme un all-over pour une communauté absente ; le sol est jonché de tas de fripes qui attendent d'être ressuscitées, d'habiller un geste neuf. Or, ce lien social, c'est performativement qu'il est retrouvé, à la fin de la pièce, quand les danseureuses s'enfilent dans les manches d'un costume ribambelle, invertissent bras et jambes, s'entrelacent à une seule et même peau, bariolée de vies probables.
[1] Vortex, création 2006, pour la compagnie MéMé BaNjO
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Puis, dans les années 2010, apparaissent les Sans-faces. Dans l'univers de Lionel, les Sans-faces sont au vêtement ce que les cubes sont au remue-ménage des objets : des formes de vitalité en puissance. Les Sans-faces désignent la métamorphose abstraite du corps dansant lorsque le danseur disparait sous un costume qui l'enveloppe d'une seule pièce. Cette peau intégrale est tantôt unie, de couleur grise ou vive, tantôt rythmée de motifs, parfois garnie de franges.
Le principe du Sans-face est dans son nom : faire disparaitre le visage et tout caractère d'identité sociale (genre, âge, couleur de peau...) pour redonner à l'image du corps les formes mêmes de sa vitalité. Sous un costume de Sans-face, on ne considère plus une personne, mais un tonus, une posture, un style dans l'effort. On perçoit la singularité d'un corps selon ces expressions primordiales que le pédopsychiatre américain Daniel Stern a appelé " affects de vitalité [1]". Les affects de vitalité, ce sont les allures toniques que prennent, chez le petit enfant, ses vécus perceptifs et sensori-moteurs, tels qu'ils sont accordées (au sens musical du terme) aux mouvements et aux forces du monde : ce sont les expressions toniques d'émotions primordiales, émotions de la vitalité corporelle du tout-petit, avant que ne se forment ses émotions catégorielles, celles qui seront bientôt investies dans le commerce des relations et du langage (je te veux, je t'en veux, que me veux-tu ?, etc.).
[1] Daniel Stern, Le Monde interpersonnel du nourrisson [1985], coll. Le fil rouge, PUF, 1989.
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Désubjectivés par le costume, ramenés à ce premier accordage affectif avec le monde, les Sans-faces abandonnent tout faire (toute action finalisée) au profit d'un agir pur : les pulsions expressives qui font bouger, grimper, s'immiscer, se confondre, s'assimiler aux formes du monde.
Ainsi, à regarder vivre et agir les Sans-faces (là où ils apparaissent, que ce soit sur un plateau de théâtre ou dans une rue, un square, un magasin[1] ...), on aperçoit bientôt des singularités d'un autre genre : on remarque la qualité musicale d'un effort, on repère les allures d'un appui, d'une détente. On reconnait une tonicité, comme dans cette expérience ordinaire, lorsqu'à grande distance, on reconnait une personne aimée à sa démarche, avant même d'en distinguer les traits, ou l'habit. Les Sans-faces expriment cette forme de vitalité qui est la marque du corps vivant, individué avant le Sujet.
Parmi les Sans-faces, il est une créature singulière, qui apparait de façon fréquente dans les oeuvres de Lionel. C'est un être couvert de longs poils noirs, brouillant toute physionomie, multipliant les probabilités anatomiques. Inassignable à aucun genre d'être, cette créature " soyeuse ", ainsi que l'appelle Lionel, est un pur mouvement métamorphique, comme le sont les fantômes dans les films de Hayao Miyazaki[2]. Tantôt créature simiesque, boule de poils agitée, elle s'efface comme une ombre, se tapit comme un trou dans la matière, explose comme une gerbe d'émotions, se dissipe en fumée comme une âme. Ses comportements sont imprévisibles, elle réagit à des influences invisibles, comme le font les animaux dans notre monde, ou les particules intriquées dans l'outremonde quantique. Elle a parfois la présence sourde d'une mauvaise conscience (comme dans Des écumes civiles[3]), parfois les élans serpentins d'une Loïe Fuller, parfois la forme que prennent les choses oubliées mais insistantes, revenantes, qu'il s'agisse des fantômes du passé ou des rejets de l'enfance.
[1] Lionel Hoche présente les Sans-face dans de nombreuses performances in situ. Voir : https://www.memebanjo.com/fr/repertoire/25/les__sans_face
[2] Par exemple dans Le Voyage de Chihiro (2001), où apparait un fantôme métamorphique dit " Sans-Visage ".
[3] Des écumes civiles, création 2011, pour la compagnie MéMé BaNjO et dans le cadre de Concordan(s)e, en collaboration avec l'auteur Emmanuel Rabu.
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Lionel est un enfant de bientôt 60 ans. Il est toujours hyperactif, il a toujours une kermesse d'avance, une cabane à finir, un monstre à dénicher sous le lit, un costume à tailler (pour le monstre), une fable à vous raconter. Il est le premier étonné de cette fougue, c'est presque " affolant ", dit-il, cette " force atavique de la vie " qui chauffe les nerfs, les muscles, les idées. Cet insatiable besoin d'inventer des gestes, des formes, des images.
Cette énergie, il sait la puiser à une ressource immémoriale, une ressource qui l'oblige : la dette perpétuelle de l'artiste envers l'enfance. Comme si chaque geste créateur, avec la force atavique qui le motive, était un rejet de l'enfance, une pousse nouvelle, l'occasion d'une nouvelle variation sur un motif premier. Mais ce motif, ou cette motion, cette raison première d'agir, d'être mû et ému, il faut le rendre à l'enfance. Retourner à l'enfance les motifs qu'en nous, elle ne cesse de motiver.
Comme si la feuille que l'arbre recommence chaque saison était le tribut rendu à la sève.